Hamid Ferdi, les multiples vies professionnelles du peintre plasticien

Au terme d’une heure de route sinueuse plein Est, partant du chef-lieu de la wilaya de Tizi Ouzou, nous aboutissons, enfin, chez-lui. Nous demandons au tenancier d’un kiosque multi-services dans la localité d’Aït Aggouacha : «Où pouvons-nous trouver Monsieur Ferdi Hamid, s’il vous plaît ?» Fermant la porte de l’une de ses trois cabines de téléphone fixe, le bonhomme, entre deux âges, le regard curieux, nous répond après deux instants d’hésitation-réflexion : «Ah l’artiste! C’est au bout de l’impasse, son garage est ouvert.» Après quelques pas sur l’allée, on retrouve le diplômé de l’Ecole supérieure des beaux-arts d’Alger, dans les années 1990.

La cinquantaine, notre hôte, Hamid Ferdi, s’affairait à découper des segments de ronds à béton à la disqueuse pour son nouveau chantier, le réaménagement de la fontaine du village.

L’APC venait d’accorder à sa petite entreprise d’art et de décoration, montée dans en 2012 dans le cadre des financements CNAC, le projet de réhabilitation et de réaménagement de Tala L’mçif, à Aït Mimoune, à une jet de pierre en contrebas.

Embarqués dans sa vielle Mercedes Vito qui a connu des jours meilleurs et dont le métal blanc s’écaillait de partout et cahotant sur le chemin qui traverse le village jusqu’à la place Avoulla, le regard se fixe, soudain, sur une fresque murale qui barre l’horizon. Un bas-relief aux trois tons d’un paysage kabyle au centre duquel s’étale un village anonyme, mais familier. L’artiste plasticien, qui officie aussi à l’Ecole régionale des beaux-arts d’Azazga, précise : «Je l’ai réalisée à l’occasion de la participation d’Aït Mimoune au concours du village le plus propre, organisé par la wilaya. Nous avons décroché la 2e place.» Au-dessus de ce tableau rugueux, trône le portrait d’une auguste dame, «la défunte Nna Zedjiga, celle qui a vu naître la plupart des cinquantenaires du village, la confidente des toutes les peines indicibles et l’amie des incompris(e)s», confie Hamid Ferdi, réprimant un sanglot.
«Elle nous a quittés il y peu, paix à son âme», renchérit-il avant de noter, à notre demande, qu’il avait rejoint l’ESBA d’Alger en 1992, «du temps du défunt Asselah». «J’y ai eu mon diplôme dans la spécialité peinture avec un travail de fin d’études sur la maison kabyle», indique-t-il en reprenant : «Le visage de la madone d’Avoulla a quelque chose de mystérieux et d’envoûtant. Vous ne trouvez pas ? Une aura quasi mystique s’y dégage… »

Entre enseignement de l’art et vie entrepreneuriale

Après quelques instants de silence, nous le relançons sur son métier d’enseignant à l’ERBA (Ecole régionale des beaux arts d’Azazga) . «Je m’occupe de la spécialité peinture et dessin pour les élèves de 3e année. Je guide l’élève dans le choix de sa propre voie artistique et veille à parfaire sa maîtrise technique par des travaux pratiques en atelier selon les thématiques du programme, mais libre à lui d’être créatifs», lance-t-il, sourire en coin et affairé à récupérer un groupe électrogène chez un voisin.

Nous rebroussons chemin avec lui dans le même fourgon et à mi-chemin, Hamid Ferdi se gare sur la place d’Aheddad, 300 m plus haut, pour descendre une centaine de marches vers la fontaine, objet de toutes ses attentions. Sur le chemin, nous l’interrogeons sur la formation dans les beaux-arts. «Je pense que les élèves ont actuellement un plus grand accès à l’information grâce à Internet qui leur offre des articles, des vidéos, des possibilités de se perfectionner un peu en autodidacte. Notre génération, elle, n’avait pas cette chance. Hormis les livres disponibles seulement en bibliothèque, rien. Ce qui nous poussait à redoubler d’effort, à visiter les musées et écumer les expositions. Nos professeurs-formateurs étaient quasiment nos seules sources de savoir. En cela, je leur rends hommage. La période des années 1990 était très dure. Mais les gens doivent savoir que la disponibilité de l’information sur Internet ne suffit pas. Il faut de la méthode et du travail personnel intense pour acquérir une maîtrise professionnelle dans l’art.»

Arrivés à la fontaine et questionné sur la nature de son intervention. «Je prévois d’aménager trois bassins, qui sont au fait des abreuvoirs, qui se passeront leur trop-plein d’eau en cascade. Avant, je dois les étanchéifier», explique-t-il en curant les rectangles débordant d’eau. Il devra aussi refaire le revêtement des murs de la fontaine en «fausses pierres et en roches brisées avec plein d’aspérités». «Le concept est celui de l’eau de roche. Les réserves, une fois pleines, doivent dégorger et ruisseler sur les fausses roches jusqu’aux trois bassins», indique Hamid Ferdi, confiant le reste des travaux à son jeune collaborateur non sans nous promettre de nous transmettre les photos de cette fontaine une fois métamorphosée.

Son penchant pour la pédagogie est remarquable avec le jeune homme qui travaille avec lui. Nous relançons Hamid Ferdi sur son travail de formateur : «N’étaient-ce l’amour de l’art et l’envie de partager cette passion avec le public, rien ne m’a prédestiné au métier d’enseignant qui exige de la préparation et la quête du meilleur de soi pour satisfaire les attentes des élèves demandeurs d’apprentissage. La meilleure méthode est de travailler avec l’élève dans les mêmes conditions que lui. Cela veut dire dessiner ou peindre avec lui et à ses côtés dans l’atelier tout en distillant des conseils et des orientations concernant le travail demandé. Ne jamais prendre de haut un apprenant car, en lui, gît sûrement le talent artistique de demain qu’il faut savoir dénicher avec finesse», partage-t-il avant de reprendre l’explication de son projet du moment.

«Je compte transfigurer cette source en changeant son aspect d’une maison parallélépipède à une sorte de rocher. C’est notre accord avec le maître d’ouvrage», annonce-t-il en réduisant la vitesse pour permettre à son véhicule phtisique de remonter la piste fraîchement revêtue et aux pentes abruptes.

Bifurquant sur la RN15, calme en cet après-midi printanier, nous demandons à Ferdi de nous parler de son cursus à l’ESBA : «Votre question me renvoie trente ans en arrière et fait refluer en moi nostalgie, amertume et fierté. Cette Ecole est un joyau dont doit se peut prévaloir notre pays. Je ressens de la nostalgie, car je pense que le regard que porte le public sur l’art n’est plus le même par certains aspects, notamment avec la dévalorisation des œuvres d’art au profit des objets de fantaisie et de décoration. A cette époque-là,l’art était l’héritage de Baya, Issiakhem, Khedda, Mesli et toute la constellation des artistes et professeurs qui nous ont transmis le goût du beau et de l’esthétique. Combien d’interviews d’artistes sont publiées de nos jours et pour quels lecteurs ? En cela, je vous rends hommage pour l’intérêt que vous portez à ce métier et ce domaine. Je ressens de l’amertume car considérant mon dernier propos, je suis dans la crainte que les choses s’empirent, ne voyant plus ou rarement des vocations naître pour l’art. Je note heureusement des initiatives de jeunes talents qui sont cloîtrés chez eux et font un travail remarquable en dehors des institutions de formation. J’encourage pour l’occasion cette idée qui est dans l’air appelant à la création de lycées artistiques. J’éprouve enfin de la fierté car je suis convaincu que l’ESBA rayonnera toujoursquel que en soit l’avenir immédiat de l’art. Mon espoir est que celle-ci retrouve son aura d’antan et redevienne La Mecque des artistes dans l’espace méditerranéen.»

Un artiste aux multiples passions

Revenus à son domicile, nous entrons dans son appartement, au sous-sol, en franchisant un hall tout droit surgi de la préhistoire, aux représentations rupestres finement reproduites. Une énorme salle de séjour nous ouvre les bras avec, sur la droite, une rangée de livres alignés, invitant à apprendre le français, l’anglais et le russe. Plus haut, de magnifiques beaux-livres sont dédiés aux arts, au dessin et à l’anatomie humaine. Adossés à un mur grenat que surplombe le portrait de sa défunte épouse, Katia, décédée des suites de ses blessures lors des incendies d’août 2021, des dizaines de toiles aux formats divers sont plaquées les unes sur les autres. Hamid les y a disposées selon un ordre que seul lui comprend. Ceux peints par passion, ceux destinés à satisfaire des commandes franches, des essais aboutis de recherches stylistiques ou esthétiques, des portraits au fusain, à l’écran et au crayon, etc. Un vrai fouillis pour le néophyte, mais une œuvre qui n’en finit pas d’être inachevée pour le connaisseur. Au ras du plancher, des dizaines de fioles, de bouteilles, de tubes et de brosses et pinceaux créent de magnifiques kaléidoscopes.

«Ici (en montrant le salon du F3), c’est mon atelier de dessin et de peinture, mais pour les œuvres plastiques, les sculptures, les bas-reliefs et les plâtres, c’est au rez-de-chaussée, plus haut, dans le garage», nous précise l’artiste qui déplace pour la millième fois la maquette du colonel Amirouche, ayant donné naissance à une reproduction de plus de 4 mètres et érigée à Ath Yenni en été 2019. Le reste des murs de son appartement sont garnis de toiles polychromatiques mêlant flou, nébuleuses, nuées et formes anatomiques évoquant des mémoires traumatiques, des espoirs têtus et des représentations sublimées de l’héritage culturel et patrimonial. De loin, le centre des toiles rappelle la richesse frugale du bijou kabyle et des tapisseries d’antan. Mais un simple zoom fait jaillir des richesses de traits et de touches incommensurables : ocre argileux, vert végétal, bleu minéral, brun charnel, jaune crépusculaire, noir nocturne, gris hivernal et rouille automnale. La palette de notre plasticien est d’une richesse infinie et toute en nuances.

«Cet espace me permet aussi de préparer mes cours pratiques à l’ERBA d’Azazga»,indique-t-il, avant de souligner : «Après cinq ans d’enseignement, je puis vous assurer qu’elle reste très convoitée par les jeunes, garçons et filles, à chaque rentrée. Élèves, encadrement et formateurs sont impliqués à chaque occasion dans la réalisation d’œuvres d’art et de décoration des ouvrages publics lors des manifestations artistiques et culturelles.Ce qui renforce son prestige et la qualité de sa formation dans toutes les spécialités. Les échanges entre écoles régionales du pays, auxquels j’ai eu le plaisir de participer, ont permis aux apprenants une meilleure émulation et un échange d’expérience très enrichissant.»Intarissable sur le sujet, il continue : «Je salue nos diplômés qui arrivent à se frayer tant bien que mal une place dans le monde actif par des efforts personnels et beaucoup d’abnégation. Les échos positifs qui me parviennent de l’étranger, où s’installent certains de nos élèves avec lesquels je garde contact, me renforcent dans ma conviction que nous dispensons une formation de qualité.»

Une riche œuvre au compteur

Avec hésitation, nous abordons avec lui son travail d’artiste. Il nous rassure : la sculpture. Hormis quelques commandes publiques et privées, je dois reconnaître que le marché de «Mon travail d’artiste peut être abordé par trois volets : le premier concerne la peinture. Je dois reconnaître que mes œuvres ne sont pas bien connues, du moins tel que je le souhaite, par le grand public, et ce, faute d’espace de médiatisation et d’exposition. Cela dit, grâce à des contacts privés, des personnes portées sur la peinture suivent de près et avec attention mon travail. Le deuxième volet a trait à la sculpture n’est pas au meilleur de ce qu’il doit être. Ceci pour plusieurs raisons liées au coût de la réalisation, à la cherté de la matière , mais aussi dans le cas des marchés publics qui obéissent à des procédures très codifiées, le principe du moins-disant impacte négativement la qualité du travail en matière de recherche esthétique, de qualité de réalisation et de finition. Il faut faire avec. Le troisième volet porte sur la décoration qui maintient en perfusion l’activité de nombre d’artistes qui versent dans ce créneau grâce à des projets privés de plus en plus exigeants sur le plan technique.»

Une occasion pour de rebondir sur la formation supérieure dans les beaux-arts. Ce à quoi Hamid Ferdi répond :
«Dire que j’ai eu la bonne formation est un peu prétentieux, car le terrain forme à son tour. Notre cursus à l’ESBA n’a rien à envier à celui proposé par les écoles d’art de l’espace méditerranéen. Je vous en parle en connaissance de cause à travers l’expérience que j’ai eue lors de mes voyages où j’ai eu à rencontrer nombre d’artistes de la rive nord qui ne sont ni mieux ni moins formés que nous. L’art est la rencontre d’un talent, d’une envie d’apprendre et d’un encadrement de qualité en sus d’un environnement propice et exigeant. Les grands maîtres apprennent jusqu’à leur dernier coup de pinceau, et c’est en cela qu’ils sont reconnus dans leurs statuts de grands maîtres.»

Interrogé sur ses œuvres les plus récentes, Hamid nous apprend que sa dernière sculpture est celle du colonel Yazourène, commandée par la commune de Timizart, dans la wilaya de Tizi Ouzou. Elle succède à celle du pharaon Shashnaq, réalisée en collaboration avec l’artiste sculpteur Salmi Samir, aujourd’hui établi en France, diplômé de l’ERBA d’Azazga et qui a aussi participé à la réalisation de la sculpture du colonel Amirouche.

En fermant son appartement pour nous reconduire avant d’aller rejoindre Tala L’mçif, Hamid Ferdi, que nous venons de questionner sur l’artiste algérien qui l’aurait marqué, répond en choisissant bien ses mots :
«Mon grand maître est M’hamed Issiakhem pour lequel je voue une admiration sans fin en raison de sa technicité inégalée, ses thèmes liés à la condition humaine faite de souffrance-espoir et de témoignage et surtout à son discours engagé qui enveloppe son œuvre et dans lequel tout artiste devra se ressourcer.»

Nous quittons ainsi Aït Mimoune avec l’espoir d’obtenir très vite les photos de Tala L’mçif qui aurait, d’ici là, sûrement changé d’aspect pour que l’eau jaillisse enfin de ses roches…

Abdenour Bouhireb

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