Pr Boudjema Hamada : «L’Algérie occupe une place privilégiée dans la commercialisation du gaz»

Actuellement doyen de la Faculté des hydrocarbures  et de la chimie à l’Université de Boumerdès,  le professeur Boudjema Hamada, PhD en pétrochimie, enseignant chercheur dans l’industrie pétrolière et gazière, à l’Université de Boumerdès, affirme, dans cet entretien, que la déclaration d’Alger répond non seulement aux attentes des pays membres du Forum des pays exportateurs de gaz (GECF) mais exprime aussi une position claire en faveur d’un marché gazier équilibré et fiable visant à contribuer efficacement à la préservation de la sécurité énergétique mondiale.

Quelles conclusions tirez-vous du sommet du Forum des pays exportateurs de gaz qui s’est tenu à Alger?

Le sommet du GECF dans son édition d’Alger a été un succès sur tous les plans, marqué par une organisation parfaite, une participation massive des délégations des membres du Forum, conduites par les chefs d’Etat, une couverture médiatique nationale inédite, un intéressement total et inégalé des organes de presse de tous les continents, une présence importante et sélective d’experts internationaux et d’observateurs du secteur énergétique mondial. La 7e rencontre des pays exportateurs de gaz avait une empreinte africaine très prononcée.

La déclaration finale du sommet d’Alger répond aux attentes et aux préoccupations des membres du GECF où pour la première fois, on a parlé de la nécessité d’une coopération internationale ouverte et transparente pour protéger les infrastructures sensibles du gaz naturel et renforcer leur résilience aux catastrophes naturelles, aux incidents techniques et aux menaces d’origine anthropique, y compris l’utilisation malveillante des technologies de l’information et de la communication.

Le sommet d’Alger a également tracé les grandes lignes d’une coopération renforcée entre membres du Forum pour attribuer au gaz naturel un rôle prépondérant afin d’assurer la prospérité et le confort des peuples et la sécurité énergétique dans le monde.

La déclaration d’Alger se projette de façon claire et précise dans la mise en place d’un marché gazier équilibré et fiable avec des contrats à long terme, des prix équitables et stables permettant une amélioration de la sécurité énergétique et la promotion du développement durable.

Les membres du Forum ont plaidé en faveur d’une vision commune pour une transition énergétique fluide et équitable à travers la valorisation du gaz naturel.

Les pays du GECF ont exprimé leur rejet, de façon audacieuse, de toute utilisation des changements climatiques comme excuse pour mettre en œuvre des mesures qui entravent les investissements dans les projets gaziers et qui introduisent des discriminations arbitraires ou des restrictions déguisées en totale contradiction avec les règles régissant le commerce international.

L’autre point important, souligné dans la déclaration du sommet d’Alger, est la condamnation des restrictions «sanctions» unilatérales prises en dehors du Conseil de sécurité de l’ONU et qui affectent négativement le développement du commerce international du gaz naturel et menacent l’approvisionnement du marché en cette énergie. Cette déclaration concerne les sanctions occidentales contre la Russie et l’Iran sans les citer directement.

Enfin le dernier point, également fort, du document d’Alger est l’apport scientifique et technologique, la contribution de l’innovation et le partage des bonnes pratiques employées dans le secteur gazier dans tous ses segments, de l’exploration à la commercialisation, pour garantir une autonomie et une indépendance des membres du GECF dans l’industrie gazière.

Les membres du GECF ont fait part de leur détermination à renforcer le rôle de l’organisation dans l’écosystème énergétique mondial. Comment cela pourrait-il se faire concrètement sur le terrain ?  

Le document final de la déclaration du GECF à Alger a établi une feuille de route précisant les grandes lignes de la politique gazière des membres du GECF et leur implication dans l’échiquier énergétique mondial. Cet écosystème connaît des mutations perpétuelles liées aux conjonctures internationales dans leurs dimensions diplomatique, politique, économique, commerciale et environnementale. De plus, la scène gazière connaît, d’un côté, une augmentation du nombre de pays producteurs et exportateurs de gaz et, de l’autre,  une diversification importante  de pays consommateurs de gaz qui arrivent, d’année en année, sur l’écosystème énergétique mondial.

Ces deux facteurs, influant sur l’activité gazière, trouvent leur solution dans la concertation entre les pays exportateurs et les pays consommateurs, tout en assurant une sûreté et une stabilité d’approvisionnement en gaz avec équité pour les régions qui présentent une plus forte demande. Compte tenu de ces contraintes, le GECF pourra jouer le rôle de régulateur du marché gazier pour apporter une solution à la rareté de la source énergétique dans certaines régions du monde. Cette précarité constitue un frein au développement économique et au progrès social de ces pays.  

Le sommet d’Alger a-t-il jeté les jalons de la naissance d’une OPEP du gaz dans un contexte marqué par une diminution progressive de la part du pétrole face aux énergies vertes et renouvelables ?

Il est hors de question de considérer que le sommet d’Alger puisse constituer une démarche vers la naissance d’une OPEP du gaz, car les approches sont totalement différentes. 

L’OPEP est une organisation économique qui a pour vocation d’unifier et de coordonner l’ensemble des politiques pétrolières des pays membres, tandis que le  GECF est une organisation qui fournit le cadre  pour un échange d’expériences et d’informations entre les pays membres afin de soutenir leurs droits souverains sur leurs ressources en gaz naturel et leurs  capacités de  planifier et gérer de manière indépendante un développement durable et efficace.

Pour ce qui est de la part du pétrole sur l’échiquier énergétique, cette dernière se rétrécit du fait de plusieurs facteurs et je n’en citerai que les deux les plus importants. Primo, sur le plan environnemental, le pétrole constitue une source d’énergie plus polluante que le gaz. Secundo, le gaz a supplanté le pétrole en qualité de source de matières premières pour la pétrochimie et l’industrie du raffinage.

La nouvelle configuration du schéma du raffinage a créé un bouleversement important en technologies du raffinage du 21e siècle. Les carburants ne sont plus obtenus par le schéma du raffinage classique. Les produits pétrochimiques qui jadis étaient obtenus à partir du pétrole par des procédés énergivores et budgétivores sont désormais obtenus à partir du gaz naturel.

Académiquement, ces procédés sont appelés les procédés gazochimiques. Ce sont des procédés qui permettent l’obtention de polymères (polyéthylène, polypropylène, PVC), ammoniac, oléfines, aromatiques, fibres synthétiques, méthanol, etc. à partir du gaz naturel et du méthane plus particulièrement. Ces procédés vont aussi céder, petit à petit, à partir de 2050, la place aux procédés  hydrochimiques qui emploient l’hydrogène vert, obtenu par le biais des énergies renouvelables, comme source de matières premières en combinaison avec le CO2. Au vu des évolutions qui s’opèrent sur la scène énergétique, l’évidence pour le pétrole à être déclassé par le gaz n’est plus à démontrer.

Dans ce contexte, l’Algérie par le biais de la Sonatrach a déjà mis en œuvre, les moyens et les programmes nécessaires pour gagner ces défis d’avenirs. Elle a commencé à investir, dans ce sens, pour être au rendez-vous, de demain, en ayant tous les atouts en main.

Y a-t-il un moyen de composer avec les pays non-membres du GECF pour un marché du gaz fort et plus stable, dans un contexte de tensions commerciales et géopolitiques permanentes ?

C’est avec un dialogue solide, constructif et significatif entre producteurs et consommateurs et d’autres parties prenantes. Ce dialogue, accompagné par une garantie de sécurisation de la demande et des approvisionnements, par la stabilité du marché du gaz dicté par une coopération internationale ouverte et transparente, demeure la voie la plus concrète, la plus plausible et la plus fiable pour apaiser les tensions commerciales et géopolitiques dans le monde. Le GECF est le socle le mieux indiqué pour assurer pleinement ce rôle déterminant dans la scène mondiale du gaz naturel.

Concernant l’Algérie, quelle place pourrait-elle avoir dans un secteur marqué par une forte concurrence de certains pays producteurs comme les Etats-Unis, l’Australie ou encore le Qatar et la Russie ?

L’Algérie occupe une place privilégiée dans la commercialisation du gaz, surtout en Europe, cette région demeure son marché traditionnel et naturel au vu de la proximité géographique, de l’existence d’infrastructures de liquéfaction extensibles, d’un réseau de pipelines non saturé, quasi amorti, capable de transporter un plus grand volume de gaz,  d’une flotte de  méthaniers de capacités variées, de quais et d’installations de regazéification du GNL dans les ports euro-méditerranéens, dont la plupart sont adaptés aux méthaniers algériens.

Tous les facteurs susmentionnés accordent à l’Algérie des atouts qui font en sorte qu’aucun autre pays exportateur de gaz  ne  peut répondre avec autant de flexibilité et de célérité. De facto, sur la place gazière européenne, aucun pays ne pourra concurrencer l’Algérie dans sa position dominante de fournisseur de gaz naturel.

Devant la conjoncture géopolitique mondiale en lien avec la guerre en Ukraine, l’Algérie est sollicitée davantage par ses partenaires européens afin d’augmenter les volumes de gaz à l’Europe. La dernière en date est l’Allemagne, qui dépendait du gaz russe à raison de 80 milliards de mètres cubes par an, a demandé à l’Algérie une exportation de gaz naturel via les pipelines qui traversent la Méditerranée afin d’équilibrer ses besoins urgents en gaz.

Sur un autre plan aussi, et au vu de ses relations exceptionnelles politiques, diplomatiques et commerciales avec les géants économiques asiatiques, l’Algérie projette d’avoir des parts de marché importantes avec ces pays où la demande en gaz est sans cesse croissante, dépassant même les horizons 2050.

Notre pays a-t-il les moyens de devenir un véritable hub gazier et un réel point de jonction entre l’Afrique et l’Europe ?

Effectivement, l’Algérie pourrait devenir facilement un hub gazier qui fera la jonction entre l’Afrique et l’Europe puisque les infrastructures terrestres et maritimes existantes permettent de transporter des quantités supplémentaires de gaz du Nigeria vers l’Europe, via le Niger et l’Algérie. Le projet appelé TSGP est en phase de réévaluation. C’est un projet fiable et très rentable pour l’Afrique du Nord et l’Afrique subsaharienne. Ce gazoduc, en dehors du fait qu’il alimentera l’Europe, favorisera le développement de certaines régions par lesquelles transite le pipeline, où la précarité énergétique est assez prononcée.

Le gazoduc peut également être étendu vers les pays voisins du Niger, comme le Tchad et le Mali. Ce projet est d’une dimension d’ordre stratégique pour le continent africain dans son ensemble. L’Afrique de l’Ouest pourrait être intégrée dans ce réseau, puisque d’importantes découvertes de gaz ont été réalisées au Sénégal et en Mauritanie, deux nouveaux pays membres du GECF, en offshore.

Leur exploitation même sous forme de GNL, dégagerait des quantités supplémentaires dont les capacités des installations de liquéfaction en offshore seront incapables de prendre en charge ces volumes supplémentaires pour traitement, du fait que les nouvelles technologies de liquéfaction en offshore ne sont dimensionnées que pour de petites et moyennes capacités. Elles ne sont pas extensibles. Donc il est nécessaire d’évacuer ces quantités par gazoducs, via le réseau algérien existant, ou dans le cas contraire, de le torcher.

Cette dernière action est restrictive vis-à-vis de la préservation de l’environnement. Enfin, tout ce qui précède peut présager du devenir de l’Algérie comme hub gazier important qui alimenterait l’Europe en  énergie, fortement demandée sur le court, moyen et long terme.

Quel sera l’apport du nouvel Institut de recherche sur le gaz qui vient d’être inauguré en Algérie, à l’occasion de ce Sommet ?

L’Institut de recherche sur le gaz, dont la création a été décidée lors du sommet du Qatar en 2022 et inauguré à Alger le 1er mars dernier, sera d’une grande contribution pour ériger le GECF en institution capable de s’adapter à toutes les mutations technologiques et managériales qui s’opèrent sur la scène gazière mondiale en adoptant des approches prospectives et d’anticipation fiables.

L’Institut aura pour objectif de fournir une plateforme pour la coopération scientifique et technique à travers l’échange d’informations, l’innovation, le transfert de technologie, le partage des meilleures pratiques et la formation aux technologies de pointe. Promouvoir le développement technologique tout au long de la chaîne de valeur du gaz.

Mener un programme de recherche sur les technologies liées au gaz naturel.

ll faut souligner que quelques pays membres du GECF détiennent la technologie gazière dans tous ses segments, on citera, notamment, la Russie, l’Azerbaïdjan, l’Iran et l’Algérie. Ces quatre pays détiennent à eux seuls un capital expérience de plusieurs décennies, parmi eux, il y a ceux qui sont créateurs et développeurs de technologies dans l’amont et dans l’aval de l’industrie gazière.

Ils disposent également d’un grand nombre d’instituts et d’universités spécialisés, qualifiés dans le domaine du gaz, ainsi que de centres de recherche et de développement technologique de haut niveau dont la contribution rehausserait la coopération entre Etats membres du GECF et assurerait une autonomie  conceptuelle du modèle gazier et une souveraineté technologique indépendamment des fournisseurs traditionnels des technologies gazières et qui sont, dans la plupart des cas, les concurrents du GECF.

Entretien réalisé par Lyès Menacer

Publié dans le magazine DZEntreprise, mars 2024

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