Akli Moussouni, expert agronome au cabinet CIExpert «Les fermes pilotes doivent être totalement reconfigurées»

Les fermes pilotes disposent d’un potentiel agronomique important qui leur permet de contribuer activement à la redynamisation du secteur agricole. Néanmoins, pour y parvenir, ces entités nécessitent une refonte globale et des réformes profondes devant toucher tous les aspects de leur système d’organisation. Telles sont les principales conclusions auxquelles sont parvenus, à l’issue de plusieurs travaux de recherche, les experts du cabinet d’ingénierie CIExpert, Karima Benrabah et Akli Moussouni.

C’est sur ces points que ce dernier revient dans cet entretien, tout en rappelant le contexte de la création des fermes pilotes et les objectifs qui leur ont été assignés initialement. Mais aussi, il décèlera les raisons qui ont empêché l’aboutissement des différentes réformes initiées durant les années, voire les décennies précédentes.

D’après les données du ministère de l’Agriculture, le secteur agricole compte 162 fermes pilotes. Quel était l’objectif initial de leur création et quelle est leur situation actuelle ?

Initialement, ces fermes faisaient partie des 3.400 anciens domaines autogérés, qui ont été démantelés par la loi 83-12 du 13 août 1983 et transformés en 3 400 exploitations agricoles collectives (EAC) et 60.000 exploitations agricoles individuelles (EAI). Parmi ces anciens domaines, 162 ont été conservés par l’Etat pour servir de modèles de gestion, d’où le terme ferme pilote. Cependant, aucune disposition légale n’a été mise en place pour définir un modèle exemplaire à transférer aux milliers d’exploitations privatisées à travers des concessions individuelles dans l’indivision.

Au fil des années, ces fermes pilotes ont continué à fonctionner comme les anciens domaines autogérés. En avril 1989, le décret 89-52 les a incluses dans un prétendu plan national de production de matériel végétal et animal, mais ce plan n’a jamais été mis en œuvre. Les fermes ont été dotées d’un conseil d’administration de type syndical, avec 60% des bénéfices attribués aux travailleurs. De plus, chaque travailleur a été autorisé à exploiter un lopin de terre personnel d’une surface de 500 m2 pour subvenir aux besoins de sa famille. Ces réformes ont transformé les fermes pilotes en coopératives de bienfaisance, incapables de s’inscrire dans une logique économique.

Des réformes ont été initiées par la suite dans le but de relancer ces fermes pilotes mais sans résultats. Pourquoi ?

En 2010, une tentative de partenariat public-privé a été initiée pour les 70 premières fermes pilotes, avec une formule de 34-66%, le secteur privé majoritaire. Cependant, cette initiative n’a pas réussi à évaluer correctement le potentiel de ces fermes pour garantir un investissement effectif. Les soumissions ont largement dépassé la valeur des biens des fermes, révélant une spéculation importante.

Le programme de restructuration des fermes pilotes, prévu sur cinq ans jusqu’en 2015, s’est estompé en raison d’une absence de maîtrise de la procédure et d’un manque d’objectivité économique. Les quelques attributions qui ont été réalisées fonctionnent de manière dispersée et ne contribuent pas à une amélioration significative du paysage agricole national.

Actuellement, une nouvelle tentative est entreprise pour intégrer ces fermes dans le processus de production nationale, en les spécialisant dans la filière des légumineuses pour combler le déficit. Cependant, cette approche risque de compliquer davantage la situation de ces fermes, car la problématique de toutes les exploitations agricoles algériennes, y compris les fermes pilotes, est complexe et ne peut être résolue par une spécialisation particulière.

En conclusion, la situation des fermes pilotes et du secteur agricole dans son ensemble reste précaire. Les solutions proposées jusqu’à présent n’ont pas permis d’améliorer significativement la situation, et il est nécessaire d’adopter une approche plus réfléchie et concertée pour relever les défis auxquels est confronté ce secteur crucial pour l’économie nationale.

Pensez-vous que les fermes pilotes nécessitent donc un autre modèle de gestion et doivent jouer un rôle dans l’expérimentation, le développement de semences, des ressources génétiques… ?

Au cours de nos investigations sur les défis entravant le développement de l’agriculture algérienne et sa capacité à répondre aux besoins du pays malgré ses vastes étendues de terres et les ressources allouées, nous avons constaté une défaillance systémique commune à toutes les composantes du secteur alimentaire : l’organisation des cultures, des productions, des marchés, de la profession, des territoires, etc.

L’expérimentation, la recherche, la détermination des objectifs millénaires et les stratégies à mettre en œuvre doivent relever des institutions concernés, notamment l’INRAA, l’INA, l’ITAF, le CREAD, les instituts techniques, l’EHEC et l’Université, qui ne font qu’agir dans l’académique, loin de la réalité du terrain, encore moins la mission impossible de pilotage attribuée aux fermes pilotes. Ces dernières, disposant d’un potentiel agronomique important, doivent être reconfigurées totalement sur tous les plans, à condition de les réorganiser, au même titre que le reste du secteur à reconfigurer également, pour agir dans un cadre planifié autour des produits, non pas autour des fellahs. Il n’existe aucune solution partielle, ni une solution circonstancielle.

La nouvelle réforme qui vient d’être lancée, répond-elle à cette exigence ?

En négligeant ces conditions, ce secteur se figera dans l’incapacité de progresser, quels que soient la volonté politique et l’effort du soutien de l’Etat. Les mesures et stratégies inappropriées ne font que gaspiller du temps et des ressources, ramenant constamment le secteur à la case départ. Les résultats mitigés des réformes et des programmes successifs, malgré les milliards de dinars et de devises investis, en sont un exemple triste et édifiant pour avoir fait de l’Algérie l’un des rares pays incapable de tirer parti des forums commerciaux internationaux et dépendant largement des productions extérieures pour nourrir sa population en céréales, lait, viande, huiles végétales et autres. Ce qui a fait que le soutien de l’Etat sert directement à doper ces productions étrangères.

Il est impératif donc de revoir en profondeur toutes les politiques agricoles et les stratégies mises en œuvre jusqu’à présent. Aussi bien par rapport aux fermes pilotes, qu’au reste des exploitations. C’est à travers la vocation des territoires et les avantages comparatifs en termes de réformes et de statuts des entités qu’il serait possible de déterminer de nouvelles configurations capables de s’organiser pour produire des offres collectives planifiables. Lesquelles offres seront en mesure de stabiliser le marché national en termes de disponibilité de produits et des prix. Ce n’est qu’à cette condition que le secteur pourra s’impliquer dans la diversification de l’économie et la réduction drastique de notre dépendance des importations.

Ce sont là les conclusions de nos recherches à CIExpert, en tant que cabinet d’ingénierie. Nous considérons que seules la recherche et la valorisation du savoir-faire national sont aptes à concevoir des politiques agricoles en mesure d’atteindre les objectifs du millénaire que l’Etat doit se fixer pour recouvrer sa souveraineté alimentaire.

Propos recueillis par Mohamed Naïli

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