Sofiane Guermouche, PhD en économie : «Depuis 2020, nous sommes dans un vaste chantier de changement»
Expert en économie politique, à la fois fondateur et président de l’association nationale en économie «le Mercure économique», Sofiane Guermouche est analyste économique et spécialiste en entrepreneuriat, en redressement et structuration des entreprises. Muni d’une longue expérience dans la gestion et le management des entreprises et groupes publics, Guermouche a occupé durant sa carrière plusieurs postes de responsabilité.
Dans cet entretien à DZEntreprise, il revient sur le périple du président de la République, Abdelmadjid Tebboune, en Russie, au Qatar, en Chine et en Turquie en juillet dernier, l’adhésion de l’Algérie aux BRICS et les moyens de booster l’investissement économique en Algérie.
Quelle lecture faites-vous des récentes visites d’Etat du président de la République Abdelmadjid Tebboune en Russie, au Qatar, en Chine et en Turquie ?
Avant de parler des visites du président de la République dans ces trois pays, il faut commencer à évoquer la Russie parce que ce pays est un géant gazier. Et l’année dernière, l’Algérie a découvert un important gisement de gaz qui nous place en bonne position. On peut partager les déplacements de Tebboune en deux moments : Russie-Chine, Qatar-Turquie. Russie-Chine, c’est beaucoup plus gaz avec Moscou pour développer le côté exploitation et infrastructures. Il nous faut aussi des fonds. Avec Pékin, c’est le phosphate, mais pas seulement.
Lors du déplacement en Chine du président de la République, il y a eu la signature de 19 mémorandums d’entente et accords de coopération et une promesse d’investissements de 36 milliards USD. Et il y a aussi l’adhésion de l’Algérie aux Brics, dont la Russie et la Chine sont membres.
En effet, le déplacement du président en Russie avait essentiellement pour objectif d’avoir l’appui de la Russie pour l’adhésion de l’Algérie aux BRICS. Je rappelle au passage que l’Algérie vient de déposer un 1,5 milliard de dollars la Banque de développement des BRICS afin de conforter sa position et multiplier ses chances d’adhésion à ce groupement. Car les BRICS travailleront à détrôner l’euro ainsi que le dollar, et si l’Algérie intègre ce groupement, elle sera immunisée.
Maintenant, à travers ce nouveau pôle qui a le taux de croissance le plus important actuellement et une population qui représente un peu plus des deux tiers de la population mondiale, les pays en développement vont pouvoir mieux avancer. Avec sa position stratégique sur le continent africain, sa proximité de l’Europe et son potentiel en ressources naturelles, l’Algérie constitue un partenaire stratégique pour le Vieux Continent et l’Asie. Et lorsqu’on parle de l’Asie, c’est surtout de la Chine dont il s’agit et de la Russie. A l’Adhésion de l’Algérie aux BRICS devrait renforcer la voix diplomatique, surtout que l’Algérie a été élue au début de l’année en cours membre non permanent du Conseil de sécurité de l’ONU.
Revenons au déplacement sur le Qatar et la Turquie
C’est un autre moment fort du périple di président de la République. Et nous constatons tous qu’aujourd’hui, la Turquie est en train de se placer en Afrique. Si l’on observe de près un ensemble d’événements dans le contexte de guerre en Ukraine, on peut dire que l’Algérie a plus d’intérêts avec l’Est qu’avec l’Ouest en tant que pays en développement. Avec la guerre en Ukraine, l’Algérie devait se positionner, en s’abstenant par exemple de voter en faveur des sanctions contre la Russie à l’ONU. Cela a plus d’une lecture politique qu’économique.
Après la destruction du pôle Est et la disparition de l’Union soviétique, nous avons eu droit entre autres à l’invasion de l’Irak, aux Printemps arabes, à Guantanamo et à une globalisation et mondialisation qui ont fait que le monde en développement soit devenu esclave des Etats-Unis. Sur un autre plan, le passage de Tebboune à Moscou rentre dans cette politique d’apaisement pour laquelle notre pays est connu depuis son indépendance. Cela explique d’ailleurs la présence de l’Algérie dans la commission de négociation entre la Russie et l’Ukraine afin de faire baisser la tension, ce que Moscou a apprécié. C’est ce qui a retardé, à mon avis, la visite du président de la République en France, programmée initialement au mois de mai dernier. Ça nous permet de donner plus de force à notre position sur le plan international.
Comment évaluez-vous les relations algéro-turques ?
Concernant la Turquie, nos échanges économiques ne cessent d’augmenter et ce pays a réalisé beaucoup d’investissements dans notre pays, dont on le domaine du textile. L’escale faite par Tebboune en Turquie a permis de conclure des mémorandums d’entente et un accord pour doubler les investissements turcs en Algérie pour atteindre les 10 milliards USD, tout en les diversifiant. Quant au Qatar, il est un acteur d’envergure dans la région du Moyen-Orient, le monde arabe et islamique. Et l’Algérie veut s’y positionner. En dépit des manœuvres du voisin marocain, cela n’empêchera pas l’Algérie et dans un avenir proche de devenir un acteur et partenaire incontournable pour de nombreux pays.
Comment l’Algérie pourra-t-elle capitaliser tous ses efforts et profiter de ses potentialités pour attirer les investisseurs de ces quatre pays ?
On peut commencer déjà par le nouveau code des investissements en Algérie adopté en 2022 et qui ouvre les portes aux investisseurs étrangers, grâce notamment aux facilités fiscales et parafiscales qu’il leur octroie. Ces investisseurs étrangers vont participer à la fois à la réalisation et à l’exploitation des infrastructures qui serviront à l’exploitation, à la transformation et au transport des minerais. Il ne faut pas oublier non plus que notre pays n’est pas endetté, ce qui est un atout pour attirer les investisseurs que la suppression de la loi 59/41 encourage aussi à venir s’implanter dans notre pays.
Est-ce suffisant pour attirer les IDE ?
Il revient à nous d’améliorer le climat politico-économique. C’est là, la principale garantie. Sur un autre plan, il faut prendre en considération le fait que l’Algérie possède actuellement une économie à plusieurs réacteurs. Les témoins macro-économiques favorisent l’Algérie à devenir la 1re place économique régionale (maghrébine et des pays du Sahel) et la locomotive économique africaine, et ce, de par sa position géostratégique de l’Afrique et qui représente le portail sud du continent européen et le grand portail nord du continent africain.
Par ailleurs, l’Algérie est actuellement le plus grand pays d’Afrique de par sa superficie et la plus grande attractivité économique du continent, à travers les grandes découvertes de minerais, de grands gisements de gaz à condensats, de fer, de zinc et de phosphate. Le gisement de phosphate de Tébessa aura un volume de production estimé à 6 millions de tonnes, grâce à l’investissement engagé par les autorités avec le partenaire chinois. Cela nous permettra de bien nous placer sur le marché international. Concernant le gigantesque gisement de gaz à condensats découvert à Hassi R’mel en 2022, son évaluation préliminaire fait état d’un potentiel de volume compris entre 100 et 340 milliards de mètres cubes, ce qui permettrait à l’Algérie de passer à 85 milliards de mètres cubes par an.
Le gisement de zinc et de plomb dans le site d’Amizour (Béjaïa) dispose d’un potentiel évalué à 34 millions de tonnes. Ceci sans omettre de mentionner le gisement de fer de Gara Djebilet dont l’évaluation fait état d’un potentiel de production de 100.000 tonnes /mois. Il revient à nous d’améliorer le climat politico-économique. C’est ça la garantie.
Cela passe par quoi ?
Depuis 2020, nous sommes dans un vaste chantier de changements. Cela dit, il faut du temps parce qu’on ne construit pas un château en un jour et il faut assainir une situation qui a causé de nombreux préjudices à notre pays et à son économie. Nous sommes dans une course contre la montre pour rattraper le temps perdu, mais ce qui a été déjà fait est très important pour l’Algérie. Il faut assainir la situation au niveau interne et procéder à des partenariats au niveau international. Il est également question d’instaurer un contrat de performance pour les dirigeants des entreprises publiques et un programme d’action sur le moyen et long terme, parce qu’il ne suffit pas de dépénaliser l’acte de gestion, tout en laissant le gestionnaire agir seul sans le moindre contrôle.
L’économie de la connaissance est intimement liée à la performance. Il nous aussi des responsables (wali ou chefs de daïra) porteurs de programmes adaptés aux besoins et aux spécificités de chaque région du pays qui a une superficie de continents. Il y a aussi un changement important à apporter au niveau des banques et leur mission. Le côté fiscal et parafiscal a besoin d’être assoupli, tout comme l’allègement des procédures administratives pour faciliter l’acte d’investir aussi bien pour les locaux que pour les étrangers. En résumé, il faut un changement de mentalité à l’horizontale et à la verticale.
Le président de la République a relevé plus d’une fois les blocages et les pratiques bureaucratique auxquels ses réformes sont confrontées, dont le processus de numérisation. Comment dépasser ce grand écueil ?
On doit instaurer plus de barrages du point de vue législatif, en renforçant notre dispositif juridique. Comme je l’ai déjà dit auparavant, il ne suffit pas de ramener des hommes, mais il faut investir en profondeur au niveau des ministères et des institutions du pays, ainsi qu’au niveau des entreprises et groupes économiques publics, à travers certaines restructurations nécessaires. Le nouveau code des investissements a commencé d’ailleurs à porter ses fruits. La signature d’accords de partenariat et de mémorandums est un premier pas et une preuve de l’attrait de notre pays et des garanties qu’il présente en matière d’investissement économique.
Certains investissements ont besoin d’être protégés pour pouvoir passer la main aux compétences locales en cas de défaillance ou fin de contrat avec le partenaire étranger. Quels en sont les moyens ?
Les accords conclus avec les partenaires étrangers ne seront pas illimités dans le temps. Au fil du temps, l’Algérie va intégrer nos ingénieurs et compétences locales. C’est ce qui a été signé d’ailleurs en Chine, et ce qui s’appelle un service d’accompagnement dans la formation et l’assistance. L’expérience des années 60 et 70 était une catastrophe pour nous avec les usines clés en main que nous avions acquises. Aujourd’hui, dans les nouveaux contrats conclus, les investissements sont liés aux systèmes de formation. La crise sanitaire de la Covid-19 a bouleversé l’ordre économique mondial et la guerre en Ukraine a montré que les grandes puissances étaient là uniquement pour se partager le gâteau, surtout en Afrique. L’après Covid-19 a renforcé la position des pays en voie de développement à œuvrer au changement de l’ordre économique mondial et l’Algérie aura son mot à dire.
De quelle manière l’Algérie pourra bénéficier de son alliance avec le Qatar, la Russie et la Chine dans le domaine gazier.
Le Qatar est un acteur à part, car il a bénéficié de la technologie américaine. Et la Russie, pour sa part, dispose aussi d’une importante expérience dans l’industrie gazière. Concernant le Qatar, au Moyen-Orient, il constitue un point de passage obligatoire pour l’équilibre des pays arabes. Doha est en train d’investir dans le leadership pour être une porte d’accès en Asie. Pour moi, le déplacement du président de la République au Qatar a pour but le développement de nos gisements gaziers, que ce soit dans la phase d’exploitation ou de transformation, car ce pays est un des centres économiques les plus importants. Mais au-delà de cet aspect économique et avec l’ensemble des autres pays, c’est aussi un pôle diplomatique qui est en train de se constituer.
Entretien réalisé par Lyès Menacer
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