Abdelkader Djeflat est professeur d’Economie et ancien doyen de la faculté d’économie d’Oran. Il est en poste à l’université de Lille1 et coordonne le Réseau Maghtech (Maghreb Technologie) (Labo. Clerse CNRS UMR 8017) dont il a été le père fondateur.
Il est membre du Comité scientifique du réseau mondiale GLOBELICS et également chercheur associé au CREAD (Alger).
C’est l’ est l’un des principaux consultants sur l’Economie fondée sur la connaissance et de l’Innovation dans la région Mena.
Dans l’entretien qu’il a bien voulu accorder à DZEntreprise, il revient sur son récent ouvrage et aborde la question de l’innovation en Algérie.
DZEntreprise : Dans votre dernier livre vous concluez que la vague de protestations et le soulèvement populaire dans le Monde arabe connus sous le nom de « Printemps arabe » ont mis en évidence la fragilité de la région.
La dimension sociopolitique a souvent dominé les analyses. Mais l’accent sur cette dimension du processus, qui est certes fondamentale, a parfois occulté des questions cruciales concernant les systèmes éducatifs, la faiblesse des infrastructures de différentes sortes, les exclusions des sphères du savoir par le biais de la faiblesse de la recherche et de l’innovation, qu’en est-il plus précisément de la situation en Algérie ?
M. Abdelkader Djeflat : Le travail que nous avons entrepris dans cet ouvrage avait pour objet d’analyser la place du Monde arabe des sphères du savoir, de l’innovation, de la recherche et de l’entrepreneuriat indépendamment de la question du soulèvement populaires appelé « Printemps arabe » sachant que la région a connu une passé glorieux dans les domaines scientifique et technique et de la connaissance d’une manière générale.
La marginalisation qui date du XIe siècle a été exacerbée par les différentes révolutions qui ont laissé le Monde arabe en rade, en particulier la révolution industrielle et la révolution technologique du XXe siècle.
Cela s’est évidemment traduit par les dépendances structurelles des économies et des sociétés arabes, des connaissances et des technologies de l’extérieure et en particulier du monde occidental. Les tentatives, bien pâles d’ailleurs, qui ont été faites depuis les indépendances de rompre ces dépendances et de développer des capacités endogènes de maîtrise et de création technologiques en matière de d’innovation n’ont pour la plupart pas abouti pour des raisons qui ont largement été analysés par des travaux dont les nôtres. Ces exclusions de la sphère de la connaissance, de la créativité, de l’innovation de l’entrepreneuriat non contraint qui ont été patiemment supportés par les ainés ne peuvent plus être vécues de la même manière.
DZEntreprise : Quelles en sont les motivations ?
M. Abdelkader Djeflat : Quand elles voient que des pays autrefois marginalisés ont fait des bonds qualitatifs importants dans ces domaines , des cas comme la Corée ou les pays émergents d’une manière générale, les jeunes générations, qui ont le profond sentiment d’avoir été exclues, ont la volonté de s’approprier ces technologies, d’acquérir de nouvelles compétences dans les domaines des nouvelles technologies ,inclus les TIC, de créer, d’innover et de faire aboutir leurs projets. La manière dont ces jeunes se sont emparés des TIC, des réseaux sociaux et des autres technologies de la communication montrent bien cette soif d’accéder aux nouvelles technologies.
DZEntreprise : Mais ce n’est là la seule raison ?
M. Abdelkader Djeflat : Ce n’est qu’un aspect de la question, la volonté de faire basculer les choses relève également de cette capacité de création d’un ordre nouveau donc d’une capacité d’innover d’une manière effective.
De plus en plus, la question de l’accès de larges franges de la population à la technologie, au savoir, à la culture, qui sont des conditions essentielles pour être dans la modernité, même si ce termes soulève pas mal de questions, est posée en termes de la capacité des gouvernants à construire d’une manière effective cette capacité.
C’est aussi l’aptitude à retrouver la confiance en soi dont l’un des indicateurs est la créativité et l’innovation. Les soulèvements enregistrés dans le Monde arabe, c’est aussi d’une manière indirecte le soulèvement contre cette incapacité.
DZEntreprise : En parlant de créativité et d’innovation, vous avez participé dernièrement au salon de l’innovation qui s’est déroulé à Alger, quels sont, selon vous, les écueils qu’elles rencontrent dans notre pays, et peut-on réellement parler d’innovation ?
M. Abdelkader Djeflat : L’innovation souffre déjà au départ d’incompréhension et de confusion de la part de plusieurs acteurs du monde économique et même celui de la sphère académique.
C’est que des confusions importantes ont été faites entre innovation et recherche, entre innovation et invention. La loi de la recherche de 1998 a mis l’accent plus sur la recherche qui se mesure par la production académique (articles, thèses, ouvrages, etc.) pensant qu’elle pouvait insuffler l’innovation dans le pays, ce qui bien évidemment ne s’est pas passé.
De même que souvent, on met en avant le nombre de brevets enregistrés aussi bien au niveau national qu’au niveau international pour montrer l’activité d’innovation.
Tout cela est bien, mais ne peut refléter la capacité à innover qui elle est liée au nombre de biens et services nouveaux mis sur le marché ou destinés à satisfaire une demande économique et sociale. Au-delà de ces incompréhensions qui sont encore bien ancrées dans l’esprit de beaucoup d’acteurs clés de la société, il y a l’environnement institutionnel : ne pas reconnaître que l’acte d’innovation est un acte qui fédère une multitude d’acteurs, pas seulement du monde scientifique et technologique, mais également de la sphère économique et financière, de la sphère juridique et règlementaire, de la sphère politique même, c’est avoir une vision simpliste de l’innovation. C’est cette approche systémique qui doit prévaloir si on veut faciliter et promouvoir l’innovation.
DZEntreprise : Et qu’en est-il chez nous ?
M. Abdelkader Djeflat : Ce qu’on constate en Algérie, c’est que cette vision systémique des choses a pendant longtemps été absente. Lorsqu’on a étudié le système national d’innovation (SNI) actuel, on s’est aperçu qu’une grande majorité des acteurs qui devaient en faire partie en était en fait soit totalement, soit partiellement exclue.
C’est ce qui explique que l’acte d’innovation, combien même il y a de la créativité (et il y en a beaucoup en Algérie) devient un acte pénible. Ce sont là quelques- uns des aspects les plus importants, mais je pourrais aisément prolonger la liste.
Ces aspects ont été examinés en détails dans l’ouvrage que nous avons publié en 2010 aux éditions Adonis & Abbey (London 320 pages) et qui explique en profondeur les difficultés de construction de systèmes d’innovation performants dans des pays comme l’Algérie.
DZEntreprise : Si on revenait au diagnostic que vous donnez dans vos travaux de recherche en cela que les problèmes de développement qui se posent aux pays comme l’Algérie sont dus aussi aux systèmes éducatifs, que pensez-vous justement des réformes qui y sont menées ?
M. Abdelkader Djeflat : Les systèmes éducatifs sont bien entendu au cœur de toute cette problématique. En plus de la dimension sociétale de l’acte d’éducation, c’est-à-dire former un être socialement inséré dans son milieu, la dimension économique revêt également une grande importance.
L’homme est un élément central dans la dynamique de croissance. Si on revient aux analyses économiques récentes des trente dernières années, elles ont bien consacré le capital humain comme un élément central de la croissance, elles ont bien mis en exergue le rôle central de l’éducation dans la formation du capital humain. C’est ce qu’on appelle en jargon économique : les théories de la croissance endogène (suite aux travaux de Romer, Lucas, Rebello etc).
Les recherches postérieures ont carrément consacré l’éducation comme l’un des principaux piliers de cette économie de la connaissance, qui repose sur la créativité, l’innovation, la maîtrise des TIC, etc. Les réformes qui sont menées occultent parfois les objectifs et les types de profils dont on a besoin, mais pour quel nouveau paradigme de la croissance, où il ne s’agit pas simplement de refonte des contenus, il s’agit de créer l’homme nouveau inséré dans une société où les modes de production de richesse vont de plus en plus vers la dématérialisation.
Ceci ne veut pas dire qu’il n’y a pas besoin de bons techniciens, ingénieurs, travailleurs qualifiés qui sont fondamentaux pour l’industrie.
Cela veut simplement dire que pour être compétitifs, ces nouveaux profils doivent intégrer une masse de connaissance et surtout de créativité beaucoup plus importante que par le passé.
DZEntreprise : Entre le monde économique et l’école algérienne, il existe un terrible faussé, pas la moindre connexion, pensez vous qu’il peut y avoir un développement de la recherche dans ces conditions ?
M. Abdelkader Djeflat : C’est une évidence que les différentes réformes et les différentes tentatives de rapprochement n’ont pas vraiment résolu le fameux fossé dont vous parlez.
Pour mémoire, le premier ouvrage que nous avons produit sur cette question date d’il y a 20 ans et où nous avions déjà à l’époque constaté que le système éducatif algérien et le système productif étaient sur des trajectoires divergentes, et que cette divergence allait s’accentuer avec le temps si on ne faisait rien. On avait examiné des exemples précis de l’industrie algérienne, notamment la pétrochimie, pour montrer que deux logiques prévalaient.
Les modes d’accès à la technologie aussi bien sous la forme de biens d’équipement que sous la forme de services accentuaient ce fossé.
Les liens qui se sont tissés depuis sont tenus, sporadiques et souvent portés par des initiatives individuelles. La proportion d’entreprises qui ont des liens formels, c’est une convention de coopération ne dépassant pas les 4% du total des entreprises algériennes comparés aux 54% des entreprises finlandaises par exemple.
Ces chiffres un peu anciens peuvent avoir varié, mais ce qui est certain, c’est que cette tendance a largement prévalu ces dernières années. Les institutions de rapprochement des deux univers mises en place n’ont pas non plus été très efficaces ou tout au moins à la hauteur des besoins exprimés.
Dans de pareilles conditions, c’est vrai qu’il est difficile de parler d’entreprendre des travaux qui impliquent massivement et l’université et l’industrie dans le genre du modèle allemand par exemple.
Le rapprochement reste donc un impératif important et beaucoup d’initiatives ont été prises ces dernières années comme la création d’incubateurs dans les universités, les pépinières, les cellules de valorisation et d’interface, etc. Il faut cependant relativiser cet argument. D’abord, parce que la recherche a aussi une autre fonction, celle de produire de la connaissance qui n’est pas immédiatement applicable, une recherche fondamentale que seule l’université peut produire dans toute société donnée.
Deuxièmement, c’est une masse considérable d’innovations qui n’ont pas besoin d’activités de R&D ou de recherche académique, mais qui se font par l’apprentissage sur le tas et l’accumulation des savoirs sur le lieu du travail.
DZEntreprise : Que préconisez vous pour sortir de ce tunnel ou la recherche scientifique, et partant de l’innovation ,est quasi-nulle ?
M. Abdelkader Djeflat : J’ai un peu abordé cet aspect dans la question précédente.
D’abord reconnaître que la recherche n’est qu’une dimension de l’innovation, que la recherche seule ne peut pas créer l’innovation, en d’autres termes, investir essentiellement dans la recherche ne suffit pas même si je le reconnais, la recherche ne dispose pas des moyens suffisants pour être menée à bien.
Deuxièmement, c’est la reconnaissance que l’innovation n’est pas l’apanage d’une fonction ou d’une institution.
DZEntreprise : C’est-à-dire ?
M. Abdelkader Djeflat : Comme je l’ai souligné plutôt, c’est une vision globale et systémique qu’il s’agit de développer. Si l’environnement institutionnel n’est pas innovateur, c’est-à-dire apte à changer rapidement, à adopter de nouveaux dispositifs et mécanismes, l’acte d’innovation ne peut aboutir. Si une banque ou une institution de financement, par exemple, ne peuvent pas mettre à disposition des financements adaptés aux besoins de porteurs de projets nouveaux pour mener à bien leur projet et innover, ces innovations ne verront jamais le jour.
Les autres aspects, sont de reconnaître que l’innovation est à la portée de l’entreprise algérienne, notamment pour ce qui est appelé l’innovation incrémentale, c’est-à-dire les petites modifications de produits et services qui peuvent rendre ce produit plus adapté aux besoins du consommateur ou de l’utilisateur.
Il faut arriver progressivement à ce qu’une partie des chercheurs sont localisés dans l’industrie comme le montre l’exemple coréen.
DZEntreprise : Comment y accéder ?
M. Abdelkader Djeflat : Il faut à cet effet revoir le statut des chercheurs, assurer une plus grande mobilité des chercheurs vers les entreprises.
Il faut également savoir mobiliser ce formidable réservoir de connaissances, compétences et de créativité que sont les compétences à l’étranger. Sans avoir à aller très loin en citant les exemples de l’Inde, la Corée du Sud ou la Chine, au Maroc de véritables filières dans les nanotechnologies ont été lancées et sont concurrentielles dans des marchés de niche en faisant un large appel aux cadres résidant à l’étranger.
Ce que l’ouvrage veut montrer, c’est aussi qu’il y a une libération d’énergie sans précédent dans l’histoire comparable à celle qui a menée aux luttes de libération de la colonisation.
Ces énergies bien canalisées dans le secteur productif pourraient donner un élan sans précédent aux économies de la région. Ce sont ces nouveaux ressorts pour rebondir qu’on a essayé de mettre en évidence : il faut les mettre en évidence, les analyser et surtout trouver les meilleurs moyens de les actionner.
Une fenêtre d’opportunités faites d’une conjonction d’évènements (libération relative de forces créatrices, possibilités d’accès phénoménales au savoir mondialisé et ressources abondantes dans la région) et qui s’est rarement présentée par le passé : il faut la saisir.
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